Au milieu des années 1950 la voiture de plage, spiaggina en italien, est avant tout une invention de nos amis transalpins. C’est un véritable gadget de luxe pour les « happy few », construite sur une base d’auto populaire, dont la première sur le châssis monté d’une caisse modifiée de Fiat Topolino en version fourgonnette. Mais courir derrière cette mode, tuer le temps en roulant dans une toute petite Fiat sans toit et avec des sièges en osier n’amuse pas vraiment le gratin de la société, du moins pas pour longtemps. On revient aussi insatisfait qu’on est parti. Ainsi le patron de Fiat, Gianni Agnelli, créa l’Eden-Roc, en associant le nom de sa voiture de plage à un de plus beaux palaces du monde, l’Hôtel du Cap avec son pavillon nommé Eden-Roc à flanc de rochers, surplombant la mer, au bord de la route qui mène de la presqu’ile d’Antibes aux plages de Juan-les-Pins. Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté… C’est tellement vrai. D’après les archives Pininfarinia, seuls deux exemplaires ont été assemblés, pour seulement deux hommes : Gianni Agnelli lui-même, et son ami américain, l’important magnat du pétrole William Doheny.
Les voitures de plage ont été inventées dans les années 1950, ce sont des voitures populaires transformées pour profiter pleinement de l’été, du grand air et du beau temps. Il ne s’agit pas de simples cabriolets encore polyvalents, au contraire elles roulent peu et elles servent surtout dans les stations balnéaires de renom, de la Côte d’Azur et de la Riviera italienne, pour se rendre de sa somptueuse villa à une plage isolée ou de son yacht à un restaurant prestigieux. Et sur le chemin, on est juste assis sur un siège en osier, la carrosserie autour a tout simplement disparu.
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Le mythique Hôtel du Cap-Eden-Roc sur le Cap d'Antibes |
La toute première voiture de plage est une Fiat de 1954, construite sur la base de la version fourgonnette de la Topolino, la Belvedere. Elle porte le nom « Mare » et elle est beaucoup moins connue que son successeur, la Ghia Jolly.
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La première voiture de plage, la Fiat Mare, fabriquée sur base de la Fiat Belvedere, en fait une simple Topolino en version fourgonette |
La Jolly a été dévoilée sur le stand de l'un des principaux constructeurs et carrossiers automobiles d'Italie, la Carrozzeria Ghia au Salon de Turin en 1957. En deux versions, sur la base de la Fiat 500 pour l’une et un peu plus puissante avec comme base la Fiat 600 pour l’autre, la Jolly conserve l’avant et l’arrière du modèle original, pour devenir une automobile ludique, mais en même temps relativement économique.
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Luigi Serge et Wilhelm Karmann avec une superbe Volkswagen Karmann Ghia 1200, Monsieur Philippe, le chef voiturier de l'Hôtel du Cap et le Prince Albert dans la spiaggina de sa mère Grace Kelly |
A l’origine de la conception de cette voiture, on trouve Luigi Segre, le designer automobile italien que les collègues appelaient inconsciemment "Gigi", comme s’il n’était pas un personnage complexe, réputé pour son sens aigu des affaires et de l'ingénierie. En visant en première ligne la clientèle des hôtels de luxe, Gigi Segre a encore gagné un pari, avec une production à environ 13oo Ghia Jolly, de 1957 jusqu’au milieu des années soixante. Et en plus, il a profité d’une très large couverture dans les médias, notamment les magazines glamour qui ont publié d’innombrables photos de cette voiture avec la famille princière de Monaco, Jackie Kennedy, Winston Churchill, Yul Brynner ou le président américain Lyndon Johnson.
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Une large couverture dans les médias : la première Eden-Roc et la superbe Jolly de la famille princière de Monaco |
On peut dire que toutes les spiaggina sont des bébés Agnelli. Ce dernier s’est réservé les toutes premières « Mare » en 1954, une pour son usage personnel et la seconde pour son ami, l’armateur grec Aristote Onassis. Mais le grand maître incontesté et incontestable de la Fabbrica Italiana Automobili Torino n’a pas été vraiment satisfait de se déplacer dans cette toute petite dérivée de la Topolino avec sa famille ou des invités. A l’époque, le patron de Fiat était le propriétaire de la Villa Leopolda, l’ancienne demeure du roi Léopold II de Belgique à Villefranche-sur-Mer. Pour déplacer ses invités dans son parc de plusieurs hectares et les conduire à sa plage privée, Agnelli a consulté Pininfarina pour développer le projet d’une Fiat 600 Mutilpla en version voiture de plage, à la fois hyperluxueuse, élégante et pratique. Ainsi naquit la Fiat 600 Multipla Eden Roc. Elle fut présentée au salon de Paris 1956.
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Dans l'ésprit French Riviera : l'Eden Roc de William Doheny en Californie |
L’Eden-Roc fut finalement construite par Ghia, en seulement deux exemplaires fantaisistes, une pour le jet-setteur Gianni Agnelli en personne, l’autre pour William Doheny, le PDG du géant américain Union Oil, qui l’utilisait personnellement sur sa vaste propriété en bord du Lake Arrowhead en Californie. La voiture est toujours entre les mains des Dohery, c’est aujourd’hui le joyau de son petit-fils.
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Les Agnelli sur la Côte d'Azur, Gianni au volant d'une Fiat 130 et complètement decomplexé sur son yacht |
Gianni Agnelli avait un gout extraordinaire pour les voitures improbables, et il n’hésitait jamais à se faire plaisir. Pour les sports d'hiver il s’est fait fabriquer une Fiat 130 Familiare Woody avec bac porte skis en osier, et pour aller chasser un Shooting Brake Maremme à deux portes, peint en couleur or, toujours sur la base de la 130. Mais la préférée au quotidien était une plutôt modeste Fiat 125 S bleu métallique avec un moteur amélioré de 100 ch et à une boîte de vitesses automatique, qui était plutôt rare pour son époque. Sa favorite pour frimer sur la Côte était la 600 Multipla Eden Roc.
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La Fiat 600 Multipla, révolutionnaire pour son époque |
Difficile de s’imaginer que la base de l’Eden-Roc était une simple 600 Multipla, la voiture préférée des taxis italiens qui l’utiliseront longtemps, jusqu’aux années 70. Encore enfant dans les années 60, j’ai bien connu la 600 Multipla. Mon père on a acheté une d’occasion à Munich, pour l’offrir à son cousin tchèque à Pilsen. C’était dans l’esprit du Printemps de Prague qui s’annoncait déjà quand en juin 1966, le treizième congrès du parti communiste a donné son feu vert au nouveau programme appelé « Nouveau modèle économique » pour la Tchécoslovaquie. Sans comprendre à quel point la 600 Multipla était aussi révolutionnaire pour l'époque, j’ai trouvé la voiture horrible, mais – comme mon père me l’a expliqué – elle était à un prix abordable, il n’y avait pas meilleur choix. En plus, on trouvait des pièces mécaniques de la Fiat 600 partout, même pendant la guerre froide derrière le rideau de fer. Il y avait une production sous licence de la petite 600 deux portes chez Zastava à Kragujevac en Yougoslavie qui fournissait les pays de l’est.
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Dans l’esprit du Printemps de Prague, l'unique Multipla 600 de la Bohème, à droite une Fiat - Zastava 600 immatriculée en Tchékoslovakie |
En effet, la 600 Multipla a repris la mécanique de cette berline de 633 cm3 développant 21 ch, autorisant une vitesse maximale de 90 km/h pour une consommation de 6,7 litres aux 100 km. Notre famille de Pilsen a été évidemment contente d’avoir enfin sa propre voiture, mais leurs sentiments étaient un peu mitigés, quand-même. Sans le dire directement à mon père, on murmurait qu’elle était à la fois la seule Fiat 600 Multipla en Tchécoslovaquie et pour cause, car - en même temps – elle était la voiture la plus laide du pays. Elle a été vendue quelques années plus tard, et j’espère que l’acquéreur l’a bien gardée car des exemplaires restaurés valent aujourd’hui des dizaines de milliers d’euros. La Multipla profite du renom extraordinaire d’être – et ce pas uniquement pour les historiens de l’automobile - la première voiture de série à s'essayer au concept du monospace. La Fiat 600 Multipla était une véritable familiale, puisque six personnes y trouvent place sur trois rangées de sièges. Les places avant sont très avancées grâce à la position arrière du moteur. Pour en faire une noble Eden-Roc il fallait changer l'esthétique de A à Z, tout d’abord en coupant le toit, en installant un pare-brise court et en supprimant les portes. Les deux rangées de sièges arrière ont été remplacés par un élégant banc semi-circulaire en acajou comme on le connait des bateaux Riva, l’engin préféré des playboys pour faire du ski nautique.
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La Fiat 600 Multipla Eden-Roc et le break Fiat 130 Familiare Woody avec bac porte skis en osier |
Après la création de l’Eden-Roc, Gianni Agnelli a été aussi l’initiateur de la Jolly pour pouvoir emporter sa propre voiture de plage sur son yacht. L’Eden-Roc était trop grande et trop lourde… Sans trop se gêner, d’autres constructeurs se sont inspirés de cette petite voiture à succès de Ghia nommée Jolly : D’abord Autobianchi en 1962 avec la Bianchina et plus tard, encore une fois, la Fabbrica Italiana Automobili Torino avec la Shelette. Elle était plus moderne, fabriquée sur base de la Fiat 850, avec un châssis raccourci de 22 centimètres et le parebrise du coupé 850 Sport.
C’était d’ailleurs la création d’un autre génie parmi les grands carrozzieri italini, Giovanni Michelotti, en collaboration avec le designer Philippe Starck, le concepteur de Yacht, dont la fameuse « A » enflamme toujours les esprits des Antibois.
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Gianni Agnelli sur son yacht et dans sa voiture de plage à Antibes |
D’autres constructeurs, notamment britanniques et français, ont également surfé sur la vague spiaggina, dont les plus grands succès commerciaux ont été la Mini Moke en 1964 et la Citroën Mehari en 1968, tous les deux jusqu’à nos jours des icônes branchées de Saint-Tropez à San Remo. Côté Renault les débuts en 1961 ont été plutôt médiocres. Sur la base de la 4CV, une voiture de plage a été également réalisée par Ghia, mais seulement 50 exemplaires ont été construits et essentiellement vendus aux Etats-Unis. Il fallait attendre la 4l Plein-air et d’autres Rodéos, ainsi que la Supercinq Belle-Île, pour atteindre des résultats de vente respectables.
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Sièges en osier et une belle réplique de la Jolly en bleu |
Les collectionneurs constatent aujourd’hui que même les Fiat Jolly se font très rares. Du fait de leur fabrication artisanale et de l'air marin auquel elles ont été exposées toute l’année, la majorité de ces voitures ont été rongées par la corrosion. Mais il existe des courageux qui ont fabriqués des réplicas sur la base d’une simple Fiat 500 ou 600 des années 1950 à 1970. Chez nos amis transalpins, on peut encore trouver des exemplaires à restaurer pour des prix abordables. Et même pour fabriquer des élégants sièges en osier, insensibles à l’humidité des maillots de bain et au sable, il y a quelques rares experts, notamment dans le Midi de la France le vannier Daniel Benibghi à Vallabrègues qui a son atelier juste à côté du Musée de la Vannerie. Ayant déjà travaillé pour les plus grands comme Pierre Cardin, il est en plus un très bon mécano.
Par contre acheter une véritable Multipla Eden-Roc s’avère être une mission impossible, car l’une se trouve dans le musée Fiat à Turin et l’autre dans une collection privée aux Etats-Unis. Le mystère persiste, certaines rumeurs ne prétendaient-elles pas à l’époque qu’un troisième exemplaire fut commandé par Henry Ford pour équiper son yacht ?
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Les parebrises de la Simca 1200 S Coupé ou de la Fiat 1100 Spider, that is the question... |
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, on pourrait peut-être envisager d’en fabriquer une réplique. Difficile à trouver, mais en Italie on peut toujours dénicher des exemplaires d’ancien taxis ou familiales Multipla 600, certes à restaurer entièrement, mais à moins de 10.ooo €. Par contre le parebrise reste introuvable. S’il fallait à tout prix, j’en laisserai fabriquer un d’après le modèle de la Simca 1200 S Coupé de l’époque, ou éventuellement de la Fiat 1100 Spider. Sinon l’intérieur en acajou et cuir blanc ne devrait pas être trop compliqué à réaliser, du moins si l’on choisit bien un équipementier de yachts classiques qu’on trouve toujours au Port Vauban. Et en ce qui concerne la caisse, il faut avant tout une bonne disqueuse et énormément de patience. Oui, l’Eden-Roc fait toujours rêver…
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