Certaines histoires sont trop savoureuses pour être reléguées aux oubliettes du temps. Elles mêlent noblesse dégénérée, châtiment divin et superstitions médiévales avec un panache qui ferait pâlir les plus grands scénaristes. Celle de Bertrand de Grasse III, comte de Bar-sur-Loup, en est un exemple exquis.
Dans un petit village perché de la Provence, blotti dans les
collines préalpines, se cache une église romane en calcaire blond. Rien ne
laisse deviner qu’en ses murs sommeille un tableau si troublant qu’il donnerait
des cauchemars à un moine zen. Une huile sur bois, de proportions modestes
(1,68 mètre par 1,27), mais dont la puissance symbolique fait frissonner
jusqu’aux plus endurcis des sceptiques.
Il s’agit d’une danse macabre. Non pas une simple scène de crânes sautillant au clair de lune, non -une véritable mise en garde illustrée, accompagnée de 33 vers en provençal. Et derrière cette œuvre, une légende délicieusement sinistre.
Un bal, du vin… et des morts
En 1437, alors que la Chrétienté tout entière s’adonnait aux
jeûnes et à la pénitence du Carême, le comte Bertrand, noble jusqu’au bout des
éperons et manifestement allergique aux interdits, décida d’organiser un bal
fastueux. Après tout, pourquoi se priver quand on est prince autoproclamé
d’Antibes, descendant de Rodoard (un nom qui sent bon l’anachronisme féodal) ?
Mais voilà que le destin, avec son goût prononcé pour l’ironie, s’invita à la fête. En pleine liesse, plusieurs convives tombèrent raides morts. Coïncidence ? Maladie ? Ou main vengeresse du Ciel ? Les anciens du village, épaulés par quelques prêtres ravis de ce rebondissement, optèrent pour la version punitive. Dieu, apparemment, n’est pas très amateur de menuets impies.
Repentir en peinture
Pris d’un soudain élan de remords — ou d’instinct de
communication de crise avant l’heure — le comte fit ériger une chapelle dédiée
à Saint Arnoux, figure déjà associée à d’autres joyeusetés macabres. Et dans
cette chapelle, il fit installer ce fameux tableau. Une œuvre en forme
d’ex-voto, ou peut-être de stratégie de relations publiques médiévale.
Aujourd’hui, le tableau a quitté sa chapelle d’origine pour se réfugier dans l’église paroissiale Saint-Jacques-le-Majeur, généralement fermée au public, comme si même les siècles n’avaient pas totalement digéré l’affaire.
Allégorie, hallucination ou histoire vraie ?
La question demeure : ce bal maudit a-t-il vraiment eu lieu
? L’œuvre est-elle une confession peinte, un avertissement moralisateur ou une
forme très ancienne de storytelling touristique ? Le « Guide de la Provence
mystérieuse » propose une autre piste : une représentation d’un épisode de «
Mal de Saint-Jean » - une intoxication à l’ergot de seigle qui provoquait
convulsions, hallucinations et, parfois, danses incontrôlables. Pas vraiment la
fête, donc.
Mais soyons honnêtes : la version avec le comte en maître de cérémonie infernale est bien plus savoureuse.
Une chorégraphie de damnés
Sur le tableau, Bertrand apparaît jouant du tambourin et du
galoubet, chef d’orchestre d’un bal qui vire à la farce démoniaque. À ses
côtés, des danseurs, chacun affublé d’un petit diable sur la tête (certains
diront une métaphore subtile du mariage).
Au sol, un convive à l’agonie voit son âme aspirée par un
démon, pendant qu’un ange, visiblement dépassé, tente de faire pencher la
balance du bon côté. Cupidon, quant à lui, a troqué ses flèches d’amour pour
des traits mortels. Et à l’extrême droite, l’enfer s’ouvre grand, prêt à avaler
les plus fêtards.
La morale du tableau ?
Elle est inscrite en provençal : « Oh, pauvres pécheurs !
Pensez que vous mourrez bientôt. Et vous dansez comme des fous et menez votre
vie sans souci... Si vous mourez sans vous être repentis, vous subirez le plus
triste des destins. Souvenez-vous-en, n'hésitez pas à vous repentir, car quand
votre âme sera sur la balance, il sera trop tard. Craignez, car le jour de
votre mort approche. Si la mort vous frappait soudainement, vous n'auriez pas
de salut, et vous danseriez cette danse horrible encore et encore, sans jamais
vous arrêter ».