Presque comme si l’on voulait effacer toute trace de son existence, l’un des plus anciens édifices d’Antibes sommeille discrètement, dissimulé derrière des immeubles modernes et une église récente, sur la route de Grasse. Déjà mentionné dans des chartes du XIe siècle, ce château provençal - aux allures modestes, flanqué de tours rondes et coiffé de toitures à pans brisés - dégage une atmosphère à la fois rustique et solennelle. Appelé Château Salé, il tire son nom du commerce du sel, essentiel à la prospérité de la Provence depuis le Moyen Âge. Napoléon a pu louer ce château pour y installer sa mère, ses frères et sœurs. Notamment Pauline, sa sœur adorée, dont l'amour fraternel ne faisait aucun doute. Voilà, une anecdote familiale sur fond de Révolution Française.
Antibes : Pauline Bonaparte, la voleuse de figues
Au XVIIIe siècle, ce château appartint au marchand Augustin Serrat, puis passa
à la famille aristocratique des Villeneuve-Tourettes-Vence. Mais comme tant
d'autres propriétés, il changea de mains au gré des soubresauts
révolutionnaires. Il tomba alors entre celles d’Augustin Baliste, un nouveau
riche, bien peu concerné par l’histoire des pierres qu’il venait d’acquérir.
La
mémoire des Antibois, elle, a surtout conservé une anecdote savoureuse liée à
la famille Bonaparte - non pas au futur empereur, mais à sa sœur adorée,
Paoletta. Celle-ci ne deviendra célèbre qu’à Paris, sous le prénom de Pauline,
sans jamais jouer de rôle politique ni exercer la moindre autorité. Sa renommée
fut d’une tout autre nature : si l’on en croit les écrits de ses contemporains -
et il n’y a guère de raison d’en douter - elle était une femme aux mœurs
scandaleuses, nymphomane assumée, mais d’un attachement indéfectible à son
frère. À Antibes déjà, cet amour fraternel ne faisait aucun doute.
Voici ce qui s’est passé. Après avoir brillamment libéré Toulon des Anglais,
Napoléon, alors jeune officier républicain, fut promu général de brigade et
gratifié d’une coquette somme d’argent. Grâce à celle-ci, il put louer, en mars
1794, le Château Salé pour y installer sa mère Laetitia Bonaparte - surnommée
Madame Mère - et ses frères et sœurs. Le propriétaire, Monsieur Baliste, venait
tout juste d’en acquérir la pleine jouissance.
Napoléon connaissait Antibes, car il y fut stationné quelques mois auparavant
et y dirigea des travaux de fortification, notamment à la Tour du Graillon, un
bastion avancé construit sous Vauban et surplombant la mer.
A cette époque, Pauline vit à Marseille, où elle entretient une liaison
sulfureuse avec Stanislas Fréron, ancien journaliste révolutionnaire, devenu
commissaire du gouvernement. Fréron est connu pour sa cruauté lors des
répressions menées à Marseille et Toulon sous la Terreur. Il a aussi la
réputation de mener une vie dissolue, vivant maritalement avec une actrice et
atteint de syphilis — autant de raisons pour lesquelles Napoléon, soucieux de
l'honneur familial, s’oppose à toute union entre lui et sa sœur.
Mais la roue tourne vite en ces temps de troubles. Après la chute de
Robespierre, le 27 juillet 1794 (9 thermidor an II), Napoléon, trop proche des
Jacobins, est arrêté. Il est emprisonné au Fort Carré, une citadelle bastionnée
dominant le port d’Antibes, que l’on peut encore visiter aujourd’hui.
Pour sa famille, réfugiée dans un château éloigné du centre, la période est
difficile. La mère doit laver le linge dans le ruisseau du Laval, et le
domaine, situé en lisière de ville, baigne dans une atmosphère champêtre. Le
relief alentour est parsemé de vergers, d’oliviers, et de potagers, selon le
modèle agricole méditerranéen traditionnel.
C’est dans ce décor paisible que Pauline jette son dévolu sur un figuier
luxuriant, planté sur la propriété voisine. L’arbre, vigoureux et généreux,
pousse dans une zone abritée du gel — rare, mais possible en hiver sur la côte
méditerranéenne. Les figues, fruit sacré en Méditerranée depuis l’Antiquité,
sont symbole de fertilité et de sensualité : rien d’étonnant à ce que Pauline y
voie une offrande parfaite pour son frère bien-aimé.
Le 24 août 1794, jour de la libération de Napoléon, Pauline déborde de joie.
Elle veut marquer l’événement en lui offrant une corbeille pleine de figues.
Sans autorisation, elle pénètre dans le jardin, grimpe à l’arbre, et cueille
les fruits avec exaltation - en mangeant plusieurs au passage, indifférente aux
fourmis qui parfois s’y nichent.
Mais elle est surprise par un jeune berger qui court alerter Augustin Baliste,
propriétaire du jardin :
« Monsieur Baliste ! Une fille vole vos figues ! »
Le vieil homme se précipite, brandissant son bâton. Pauline, vive et agile,
saute de l’arbre et prend la fuite. Il lui crie qu’elle le paiera cher… mais
l’affaire en reste là. Lui aussi a appris que le jeune général Bonaparte avait
été libéré. Dans cette ville de garnison, nombreux sont ceux qui devinent déjà
que le petit Corse pourrait bien aller loin. Ce qu’ils ignorent encore, c’est
que six mois plus tard, il prendra le commandement de l’armée d’Italie,
amorçant son irrésistible ascension vers le pouvoir.
A-t-il seulement goûté les figues ? Nul ne le sait. Mais Pauline demeurera sa
plus fidèle alliée. En 1814, elle est la seule de ses frères et sœurs à le
suivre en exil sur l’île d’Elbe. À son retour en mars 1815, elle lui offre un
collier de diamants en déclarant :
« Napoléon en aura besoin si la fortune vient à l’abandonner. »
Elle ne le reverra jamais. Elle aurait même voulu le rejoindre à Sainte-Hélène.
À l’annonce de sa mort en 1821, elle s’effondre. Elle écrit alors dans une
lettre poignante :
« Je n’ai pas aimé l’Empereur comme souverain, non, je l’ai aimé comme mon
frère. Et je lui resterai fidèle jusqu’à ma mort. »
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